Un article paru le 8 novembre dans le Monde de Joelle Stolz, correspondante à Vienne.
Sauf sur les pistes de ski, les Autrichiens ont le triomphe modeste.
Pourtant, même s'ils se déclarent moins heureux que les Danois, ils font
partie des Européens qui ont de solides raisons d'être contents : avec
le taux de chômage le plus faible de l'Union européenne (4,8 %), un
système de retraites encore généreux, des soins médicaux de bonne
qualité dans le service public, une nature largement préservée, un
secteur culturel richement doté et un art de vivre qui place Vienne,
depuis plusieurs années, en tête du classement des villes les plus
agréables de la planète, les 8 millions d'habitants de la petite
Autriche s'en sortent beaucoup mieux que d'autres.
Une « île des bienheureux » : c'est ainsi que le pape Paul
VI, lors de sa visite en Autriche, en 1978, avait défini ce pays alors
coincé entre l'Est et l'Ouest, mais qui vivait une phase
d'épanouissement et de modernisation sans précédent, grâce à son « grand
homme » de l'après-guerre, le chancelier social-démocrate Bruno
Kreisky. Trente-cinq ans plus tard, le contexte géopolitique a beaucoup
changé, et il est de bon ton de se lamenter, dans les médias
autrichiens, sur la médiocrité du personnel politique. Reste que le
sentiment d'être préservé des crises qui agitent le reste de l'Europe
perdure en Autriche.
Quel est donc le secret de ce « miracle autrichien » auquel la revue américaine Foreign Policy
rendait hommage, il y a un an ? Tandis que l'ambassade d'Autriche à
Paris organisait un colloque pour expliquer les méthodes destinées à
limiter le chômage des jeunes – 8,6 %, le deuxième meilleur chiffre de
l'UE –, cinq membres du gouvernement de Jean-Marc Ayrault, dont Benoît
Hamon, ministre délégué chargé de l'économie sociale et solidaire, ont
déjà fait le voyage à Vienne afin de voir de plus près le petit prodige.
L'intérêt est tel que la Société autrichienne de politique européenne
(ÖGfE, un institut basé à Vienne) a publié, en octobre, un « Memo » de
huit pages – signé du directeur de l'AMS, l'équivalent autrichien de
Pôle emploi – pour que les décideurs locaux, quand ils sont interrogés
par leurs interlocuteurs étrangers, soient incollables sur le double
système de formation école-entreprise ou le principe de « flexisécurité
».
Mais pour apprécier l'atmosphère décrispée qui règne en Autriche,
rien n'est plus révélateur qu'une visite au président de la République,
Heinz Fischer. A l'entrée de l'ancien palais impérial de la Hofburg, qui
abrite la présidence, les contrôles de sécurité sont si légers qu'ils
feraient rêver n'importe quelle ambassade américaine : voilà un pays qui
ne craint pas d'être attaqué. De la même manière, on peut croiser dans
le tramway à Vienne la première dame d'Autriche, Margit Fischer, en
compagnie d'un de ses petits-enfants, sans que le moindre garde du corps
ne trouble ce démocratique trajet.
"PARTENARIAT SOCIAL"
Recevant Le Monde dans son bureau orné des portraits des
filles de l'impératrice Marie-Thérèse – dont une certaine
Marie-Antoinette –, le président Fischer, issu de la social-démocratie,
rappelle que l'Autriche n'a pas toujours connu des temps aussi
paisibles. Les affrontements de l'entre-deux-guerres, entre gauche et
droite, furent si violents qu'ils débouchèrent à partir de 1934 sur deux
dictatures, l'austrofascisme puis le nazisme.
Cette expérience a nourri la préférence marquée des Autrichiens, depuis 1945, pour un « partenariat social » qui permet de désamorcer les conflits grâce à la négociation : « Notre stabilité a beaucoup à voir avec le partenariat social, constate M. Fischer. Nous venons ainsi d'éviter une grève des métallurgistes »,
qui avaient déposé un préavis mais l'ont retiré satisfaits de
l'augmentation salariale obtenue. Une grève aurait pu coûter cher : plus
de la moitié du PIB de l'Autriche provient des exportations.
Les Autrichiens aiment aussi voir s'allier les partis politiques de
centre gauche et de centre droit : depuis qu'ils ont retrouvé un régime
démocratique, il y a soixante-huit ans, ils ont été gouvernés les deux
tiers du temps par une coalition, le plus souvent entre les
sociaux-démocrates du SPÖ et les chrétiens-démocrates de l'ÖVP. Les
dernières législatives, fin septembre, ont marqué une érosion de cette
alliance qui ne recueille plus qu'une mince majorité, mais l'Autriche a
toutes les chances de se retrouver une fois encore, avant Noël, avec un
chancelier du SPÖ et un vice-chancelier ÖVP.
Cette formule provoque pourtant une lassitude dans l'opinion, dont le
parti d'extrême droite FPÖ, mené par Heinz-Christian Strache, qui a
fait 20,51 % des voix, espère bien profiter. Autorité morale au-dessus
des partis, le président Fischer est attentif à ce risque, lui qui a
manifesté, étudiant, contre les nostalgiques du nazisme qui tenaient
encore des chaires à l'université. Aujourd'hui, assure-t-il, aucun
courant néo-nazi ne peut ressusciter en Autriche : « C'est complètement mort. »
Ce qui subsiste, c'est un courant « national-allemand », qui trouve un
écho dans la xénophobie et dans le ressentiment contre l'Europe. A ses
yeux, il est exclu que ce courant puisse constituer une majorité, mais
il fera le plein de mécontents aux élections européennes de mai 2014. De
ce point de vue, l'heureuse Autriche sera logée à la même enseigne que
le reste de l'Europe.
stolz@lemonde.fr
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